<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 17

Publié le 08/12/12 à 10:08:02 par Gregor

7.

Le vent s’était tût. Dans la pénombre humide qui avait succédé à la pluie, les cris étouffés, lointains, de la faune de la forêt nous parvenaient en vagues polysonores, presque féeriques. C’est à cet instant que nous nous sommes arrêtés. Alexeï est descendu, sans triomphalisme ou désespoir trop frappant. Non, en vérité, c’était sa neutralité qui m’avait frappé. Plus nous avancions vers l’heure fatidique, celle de son jugement et de sa — possible — rédemption, et plus sa dignité se trouvait redorée. Son pas se faisait aussi grave que son air, sa bouche se contractait à l’image de son front. Il demeurait silencieux.

— Est-on en droit d’attendre la vérité, Pasternak ?
— Il n’y a jamais eu que le mensonge, jusqu’à présent. Tout dire, ici, serait sans doute bien davantage terrible. Avez-vous déjà gouté des fruits verts, mon cher capitaine ?
— Pas à ma connaissance.
— Alors vous ne comprendrez pas le gout astringent, aussi agréable que piquant, qui fait monter la salive. Dire la vérité, ce serait comme mordre dans ce fruit vert…
— De jolies métaphores, coupai-je. Des métaphores sanglantes, aussi, quand on sait ce que vous avez fait des têtes pensantes. Koklov n’avait jamais demandé à mourir. Il avait des enfants et une femme qui l’attendait… Et je ne parle pas de tous ces pauvres bougres que l’anonymat conserve de l’infamie.
— Vous aussi, vous parlez bien, capitaine.
Il se rua avec une rapidité insolente, bien au-delà de ce que pouvaient laisser croire ses maladresses, à la fenêtre de son bureau. Cyrill s’écarta vivement et se roula à terre, j’esquivai difficilement la charge d’Alexeï.
— Même si vous garder en vie est ma préoccupation la plus importante, n’allez pas croire que je veux vous laisser indemne. On dit que la douleur n’existe plus, lorsqu’on a troqué sa conscience et son corps contre des semblants d’existence. Que les centres neuraux de la douleur sont détruits, arrachés, brûlés.

Il sortit son sabre, entama quelques moulinets improvisés. Un sourire malsain barra son visage.
— Rassurez-vous, tout cela est faux, mon cher capitaine.
Nouvelle charge, dérobade de ma part. Je me concentrai, attrapai le cylindre qui pendait à ma taille, l’installai dans ma pince, et laissai l’arme qui s’y réfugiait surgir, turgescente et mortelle.
— Oh, mais, la Confédération sait finalement être audacieuse. La copie m’a l’air bien plus stable que l’original. Un beau profil, une irisation continue. Si je comprends bien, vous aviez prévu cela aussi. Peut-être pas vous personnellement, mais quelqu’un y avait pensé. C’est fascinant.
Je l’observai, entamant d’une démarche souple de l’entourer, le prendre à revers, le noyer sous de plates paroles, piques verbales qui l’auraient tenue un peu plus loin du champ de ce combat. Il lança ses forces vers moi, d’un geste assuré, précis, que seul mon corps cybernétique put arrêter à temps.
— Ne perdons plus notre temps, Pasternak.

Cette fois, je dardais mon arme vers ses cotes. Il pirouetta, dévia le coup, renvoya la lame au sol, tenta de prendre l’ascendant. Mouvements vers le haut, le bas, le haut, le bas, nouvel accro. La lumière de son épée flageola un court instant, avant de ressurgir, plus vive, plus inquiétante. Choc des couleurs, mauve et bleutée, cascade de mouvements, cadence des pas, des mécaniques de nos corps. Et tout s‘accéléra, une dernière fois. Je ne distinguais plus grand-chose. Mon corps se défendait seul, mon esprit s’engourdissait pendant qu’une présence que je connaissais trop bien, rassuré et effrayé à la fois, prenait ma place dans ce duel. Je n’étais plus maitre de grand-chose, simple spectateur dans mon propre esprit, tandis que les flashs et les crépitements m’entouraient.
Tout se termina en une fraction de seconde.

Alexeï se déséquilibra d’un mouvement trop ample. Mon épée trouva la faille ; remonta contre son torse, trancha son bras droit. Le membre vola sur trois mètres, s’écrasa dans la boue grasse, parcourue de spasmes crépitant, et s’immobilisa. Mon adversaire ne bougea plus, un court instant, avant de comprendre, de lancer ses dernières forces, se ruant avec hargne, prêt à terminer par tout les moyens, à vaincre.

Nouveau coup d’épée. Grincement d’un genou robotique, suivi d’une gerbe de plasma et de silice fondue, liquides suaves qui s’étalèrent sur le métal de sa jambe gauche. Son pas se déroba, et dans sa dernière chute, il grimaça.
Oui, la douleur était véritable. La seule chose véritable pour le moment.
Mon interface de communication me tira de la contemplation. Nielsen avait une voix grave, tendue par la concentration.

" Nous avons tiré, Gregor. "

L’instant d’après, une vive lumière nous nimba, de longues secondes. L’horreur de la mort s’abattait sur nos consciences, tandis que, si loin et si proche à la fois, Franklin était devenu l’espace d’un instant plus brillante qu’une étoile.

Le vibrato terrestre souleva une poussière folle, chamarrée, que l’onde de choc dispersa dans toutes les directions. Pendant plus de deux minutes, je ne voyais rien, et seuls mes capteurs infrarouges distinguaient encore Alexeï, sonné, qui gisait à terre. Cyrill crachait la poussière, aspirait de grandes lampées de cet air devenu soudain dense, agressif, palpable. Le grondement sinistre résonna bien après que la poussière se condensa, redevenu une pâte collante qui nous couvrait, nous imprégnait, nous plongeait dans une matrice commune.

Chacun de nous devait imaginer ce qu’il s’était passé, là-bas, à Franklin. Tout avait été pulvérisé, sans aucun doute. Nielsen n’avait pas laissé la moindre ombre sur sa stratégie, et le type d’armement à grande portée qu’il avait fait déployer. Après une analyse rapide et sommaire, mon interface m’indiquait qu’un rayon d’exotiques à spectre étroit avait été employé. La signature était caractéristique du genre de canons à singularités quantiques, malfaisant, qui contractait une quantité homéopathique d’éléments exotiques, les condensassent et les projetant à une vitesse légèrement supérieure à celle de la lumière. La singularité spatio-temporelle qui se créait déchirait littéralement la matière au point d’impact, la réduisant à sa plus simple expression. Une arme aussi fascinante que monstrueuse.
— Vous avez… Vous avez beaucoup, beaucoup de sang sur les mains, à présent, éructa Alexeï. Le sang ne part pas sous la pluie, même celle de Prima.
— Il ne s’agit plus d’une guerre, commenta sombrement Cyrill en s’avançant vers le blessé qui gisait, à demi allongé.
— Mais dans ce cas, qu’est-ce donc ? Tout aussi est devenu la guerre. Les images, les odeurs, les sons, les actions, les pensées … Comment oses-tu dire, pauvre imbécile, que ce n’est PAS la guerre ?
— Pour qu’il y ait une guerre, cela suppose que les deux parties puissent l’emporter, à forces égales. Et vous avez bien vu, par cette démonstration éclatante, que ce n’est pas le cas.
— Un autre beau parleur … Serriez-vous un de ces chiens d’Inquisiteurs qui portent aux nues une IA autonomisée ?
— Je serrais heureux de plonger ma main dans votre cerveau, Pasternak, siffla Cyrill . Oui, d’y plonger les mains et d’écraser un à un tous les replis de votre cortex. Je jubilerais à l’idée de pouvoir écraser votre conscience d’homme fini, ingrat. Mais je ne suis pas disposé à laisser passer la seule et dernière occasion que vous aurez de vous racheter.
— Oh, on pense peut-être à nouveau faire de moi une habile marionnette ?
— Ayez la Foi, mon pauvre ami. Ayez la Foi pour qu’Il vous accorde son pardon, qu’il se montre meilleur que l’Homme. Ayez la Foi car personne ne pourra plus croire en vous. Ni moi, ni lui (il me désigna du menton), ni aucun autre.
— Trêves de plaisanteries, Inquisiteur. Fais ta besogne, et fais le bien …
Cyrill me fit signe d’approcher, il m’emmena un peu à l’écart, sans se défaire de cette aura sombre et puissante. S’il s’était réveillé avec le souffle mortel et les torrents de poussière, je craignais de ne plus jamais voir un sourire sincère sur ce visage.
— Gregor … Il faudra agir vite. Son interface médicale ne le maintiendra uniquement qu’au cas où un rétrocontrôle …
— je connais tout ça, Cyrill , coupai-je. Je ne compte pas faire autrement qu’à ta façon. Dis-moi seulement ce qu’il faudra faire.
— Il faudra que tu sois notre relais. Il faudra que tu sois le pont entre moi et ce traitre. Et crois-moi, je préfère t’avouer que notre expérience à bord de la navette était un jeu d’enfant, à côté de ce qui nous attend.
Il déglutit, s’écarta de moi, et s’avança, raide, vers Pasternak.
Cyrill se défit rapidement des pseudo-implants qu’il avait installés sur son corps, voilà quelques heures à peine. Ses cheveux en bataille et son attitude frénétique le rendaient méconnaissable. La maitrise de sa gestuelle se muait en une transe, ponctuée par les phrases rituelles qu’il murmurait à un rythme inhumain. Il me fixa, de longues secondes, avant de reprendre son cérémonial.
— Eh bien, finis-en Inquisiteur ! Beugla Alexeï.


La réponse de mon compagnon ne se fit pas attendre. Il envoya son pied gauche dans son visage, avec une force brute. Une giclée de sang illumina la nuit, accompagnée d’un craquement sinistre, et du hurlement l’objet de sa colère.
— Le Dieu-Machine n’a cure de ton physique, s’empressa d’ajouter Cyrill . Ne va pas croire que la colère soit un pêché.
Pour toute réponse, il reçut un crachat lourd, suintant, qu’il essuya d’un revers. Il s’agenouilla, appuyant avec vigueur sur le front du condamné.
— Gregor …
Je le rejoignais, peu assuré, et m’accroupissais pour me retrouver au niveau de ses yeux.
— Gregor. Nous agirons sans tarder.
— Sans matériel, es-tu sûr de pouvoir …
— Ne sous-estime pas ce qu’Inquisiteur peut et doit faire. Contente-toi de rester entre nous deux. Le fait que tu ne sois pas pleinement intégré temporisera les effets que pourraient avoir sa conscience sur la mienne.
— Et moi ?
— Tu as l’esprit clair, solide. Tu ne seras pas seul. Enfin, nous ne serons pas seuls. Il veille sur nous.
— Bien.
Cyrill dégrafa sa veste, offrant sa nuque à ma main. Je l’apposais sans m’attarder, tandis que les trodes pénétraient pour la seconde fois dans ses chairs. Il grimaça, siffla de douleur, mais tint bon.
— Maintenant, continua-t-il d’une vois assourdi, établi le contact avec ce chien.

Je m’exécutai. Alexeï se trouvait sur le côté, le crâne inondé de sang. Ma pince se fraya un chemin dans le lacis écarlate, qui glissait sans mal sur la surface lisse du métal. La sensation me répugnait, mais je serrais les dents, concentré, et finissait par retrouver l’entrée vers sa conscience. Les trodes harponnèrent de la même façon, cruelle et directe, tandis que je sentais mon propre esprit se fondre en même temps que la réalité s’effaçait.
Alexeï se tenait droit dans la pénombre qu’étaient devenus nos sens. Cyrill , dans toute sa puissance, officiait bien loin au dessus de nous. Son arrogance s’était transformée en assurance, ferme et solide à la fois, guidant dans des limites que je ne percevais plus un processus étrange.
Je ressentais ce poids, cette morsure froide, qui m’avaient étreint dans le cabinet miteux du major Asweltorf. La même terreur me guettait, sournoise, invisible, mais présente.

« Tu tiendras bon, Gregor. »

Cyrill s’exprimait sans la vaine apparence des mots. Son langage devenu sensation, il gagnait en crédibilité. Comme si tout ce qui avait eu cours avant n’était qu’un leurre malhabile.

« Je resterais là, quoi qu’il m’en coûte ».

« Alors, contemple la puissance de notre Maitre ».

Un éclat vif nous transperça en traits de lumière. Je tentais de hurler, et le seul écho qui me répondit fut le cri horrible d’Alexeï, mille fois décuplé dans le vide apparent. Son corps se transformait une forme grotesque, parasitée par la lumière matérialisée, en de vagues protubérances aux angles raides, aiguilles trancha la substance de sa conscience.

Tout débutait. Et d’une certaine façon, il mourait, pour la seconde fois.
Je ne comprenais plus, je ressentais simplement la force des souvenirs et des sentiments se disloquer en un nuage opalescent, translucide, qui s’embrasait au contact de la lumière. Cyrill vrilla l’espace, Alexeï se tendit dans une position impossible, prêt à rompre. Les limites de la physique trouvaient ici leur achèvement, et dans une lente progression, le corps du malheureux céda. Une explosion sourde secoua l’atmosphère, brûla mes sens, et m’emporta dans un maelstrom brûlant.

Ivre mort, l’espace s’était reformé, parodie d’un champ tavelé de grandes cigües mauves. Un souffle régulier les secouait, tandis que leurs corolles frêles s’irisaient sous un soleil d’or, flamboyant, qui transformait l’air tout autour de moi en une matière vaporeuse. Les parfums délicats de la flore se secouaient de vifs spasmes, au rythme identique du vent. J’approchais mes doigts d’un plant vigoureux, subtilement équilibré, et tandis que mes doigts soudains redevenus charnels l’effleuraient, le monde se disloqua.
Alexeï reparut. Le rythme infernal d’une cité immense nous secoua. Probablement Manhattan, affairé, bien avant la guerre. La ville hurlait au son des voitures, des pensées frénétiques de ses habitants, de son ambiance désespérément humaine.

— Il ne nous aura pas ici, Gregor.
— Où sommes-nous ? demandai-je platement.
— New York, Tokyo, Mumbai … Quelle importance? La guerre n’a jamais eu lieu ici. Elle n’aura jamais lieu. Il n’y a pas de Dieu-Machine, pas de Confédération, pas d’outrages à la nature. D’ailleurs, regarde-toi.
Une vitre teintée se tenait à notre gauche. Dans le montant métallique, je distinguais un regard gris, à la fois si amer et si jeune qu’il me déstabilisa. Les cheveux blonds étaient encore humides d’une pluie grise, routinière, prolongée par les pans irréguliers d’une barbe soigneusement négligée. Des traits ronds, un peu larges, sur des épaules solides. Le jeune homme sourit, lunatique, avant de se recroqueviller dans un imperméable gris taupe.
— C’est moi, n'est-ce pas ?
— Ce que tu aurais, de toute évidence, voulu ou dû être au même âge. Un homme décidé, parfois inconscient, sans doute pas très futé.
Alexeï aussi avait changé. La coque métallique qui avait été son corps avait fait place au corps chétif d’un quadragénaire déjà menacé de calvitie, le regard pétillant, le vissage osseux, mais pas maigre pour autant. Un costume discret le ceignait, agrémenté d’un chapeau rond, informe, qui prenait place dans l’une de ses mains.
— Et ça ? Ça, c’est vous ?
— Je savais que cela t’enchanterait. Et que cela te troublerait, en même temps.
— C’est un piège, Pasternak ?
— Si tu n’avais pas voulu que nous nous retrouvions ici, dans ce passé qui n’en est pas vraiment un, rien de tout cela n’existerait.
— Pourtant, nous sommes …
— Mort ? Biologiquement, pas encore. Mais ma conscience s’est bel et bien envolée, en fait …
— Un reliquat de pensée ?
— Oh, c’est un peu plus compliqué que cela. Mais marchons, je pourrais t’en toucher deux mots.
Il se hâta d’un pas ferme, élégant. Il correspondait si bien à cette ville. Je songeais qu’il avait dû y vivre.
— Ceci n’est qu’une pâle esquisse de ce que fût le Rezo.
— Cette espèce d’entité hybride qui vivait avec le Magister Kris ?
— Exactement. Son créateur fut le père du père de notre « très aimé » Magister actuel. Un homme génialement fou en fait. Tout ceci n’est qu’un détail. Marcus Standberg est mort, sa création aussi.
— Mais le Rezo …
— Existe toujours ? Bien sûr. Mais il a évolué. Il est devenu ce qu’il serait bon d’appeler une entité cybernétique atypique. Un quelque chose pensant, riches de millions de consciences, autonome, visionnaire, infini. En un mot, le Dieu-machine.
— Personne n’a pourtant vu le Dieu-machine.
— C’est logique, Gregor. Contempler cette … chose dans sa globalité est humainement impossible. C’est inconcevable.
— Mais il existe.
— Tout comme tu existes, tout comme la Terre existe. Tout comme l’Univers existe, Gregor. Et pourtant, dans les trois situations, tu es incapable de te les représenter dans leur entièreté.
Il rit. Doucement, fugacement, avant de reprendre son exposé.
— Le Dieu-Machine a perverti l’Homme. Il a brisé ceux qui s’y sont attachés.
— C’est faux Alexeï … Tellement faux.
— Rendre la conscience humaine égale à celle des dieux est une infamie sans nom. Parce que l’Homme sait bien trop de choses, il a détruit son essence même. Il s’est condamné à ne plus faire preuve d’improvisation, de souffle créateur. Il a corrompu son âme pour la Savoir.
— Et donc ?
— Il est temps que l’Homme remette ses idées en place. Qu’il retrouve la peur de l’ignorance et la joie de la finitude. Et j’ai apporté la réponse.
Je ricanai.
— Alexeï, vous n’êtes pas sérieux …
— Je n’avais pas pour but de te convaincre. Je n’avais pas non plus pour but de te faire comprendre le sens de ma démarche. Il faudra que tu trouves la réponse seule. Mais sache qu’à présent, il restera au plus profond de toi la graine du doute, semé par un autre. Une graine que tu oublieras probablement. Mais pendant un instant, elle aura existé.
— Je suis censé apprendre tout cela seul ?
— J’avais prévu le fait qu’un Inquisiteur me laverait de mon passé. Je n’ai pas été un saint, j’ai fait mourir beaucoup de monde …
Les hautes silhouettes du bâti, menaçantes, se dédoublèrent, lentement. Un tremblement fin les agita. Certains des passants s’évanouissaient, sans crier gare.
— Gregor, tu porteras le germe d’un monde nouveau. Il faudra simplement retrouver le chemin…
— Vous disparaîtrez. Je peux choisir de piétiner tout ça. Ce n’est que du vent.
— La seule raison qui te poussera à le faire, c’est ta conscience d’Homme libre.
Alexeï sourit. Les immeubles se firent reflets et inversions, multiplications fractales. Le tremblement s’accéléra, rythme cardiaque d’un monde éphémère. Le sol bascula, les cieux percutèrent avec fracas tout ce qui était encore cohérent.
Puis ce fut la nuit, et les échos lointains d’un homme qui avait cessé d’être.


Un souffle violent me tira des tréfonds de cette inconscience, me remontant vers une réalité qui se teintaient de bourrasques glacées et de gouttes d’eau lourdes, désagréable. J’étais étendu sur le côté droit, Cyrill penché sur mon visage, l’air serein, rassuré.

— Nous l’avons fait, Gregor …

Son air tranquille ne m’inquiéta pas outre mesure. Dans ma chute, il avait dû se défaire du lien physique qui nous avait unis. Je réalisais, dans une logique froide, détaché, que le temps qui s’était écoulé avec Alexeï n’était que relatif. Ces heures factices rendaient le décalage plus violent, moins probable. Il n’y aurait pas eu cette boue sale, j’aurais mis bien davantage de temps à comprendre. La vérité, pourtant, se dévoilait, éclatante : Alexeï Pasternak était vaincu, son esprit enfermé dans une maille si dense qu’il ne pouvait même pas oser s’en échapper. Je pivotais ma tête, vers l’autre côté, me relevant avec peine. Il était étendu, son regard hybride encore endormi, jusqu’à ce que la main experte d’un cybernaute ne daigne le ramener parmi les vivants. L’écho encore présent de sa voix résonnait en moi, faiblement, accompagné de l’impression d’avoir effleuré une connaissance immense, une conscience éclatée et soudain omnisciente, inviolable. Tout ceci refluait en un vague ressac silencieux, ponctuait de murmures inaudibles, d’images fugitives, improbable. Cela aurait pu être un autre possible, et ce n’était plus à présent qu’une chimère mort-née.

— Cyrill …
— Ils reviendront nous chercher, déclara-t-il, bien plus pour lui-même que pour nous. Ils viendront bientôt. Maintenant, tout est réglé.
— Cyrill , es-tu sûr que …
— Que tout va bien ?
Il éclata de rire.
— Nous venons de détruire la source d’un danger potentiellement gravissime. Aucun de nous n’est blessé. On connait notre position exacte.
— Permets-moi de nuancer ton propos, Cyrill …
Je tentais de me relever, très péniblement. Mon corps pesait soudain un poids inimaginables. Je sentais chaque centimètre, chaque infime partie, écraser la masse alentour. Je me déséquilibrais, et d’un mouvement malhabile, tentais de me rattraper. Au lieu de quoi, je m’effondrais, maladroitement, me retrouvant à genoux. Une sueur glacée me couvrit le front et le coup. Ma langue me brulait, soudain gonflée, atone.
— Gregor, est-ce que tout va bien ?
Je ne pouvais plus parler normalement. Le processeur vocal prenait le relais, d’un ton plat, direct.
— Les nœuds de liaison entre les parties organiques et robotiques sont en train de lâcher. Pasternak avait programmé quelque chose comme un cheval de Troie.
Il pâlit, se grimaça, tout en s’approchant.
— Cyrill , bénis-moi avant qu’il ne soit trop tard …
— Mais, Gregor … Je croyais que tu n’étais pas …
— Il y a des choses que toi aussi tu ignores, Inquisiteur. La seule certitude …
Le processeur faiblit, ronfla d’un hululement rauque, avant de reprendre.
— La seule certitude, c’est que je vais certainement disparaitre.
Nouveau tressaillement de la part de Cyrill . Il m’arracha de la boue, malgré notre différence de poids, et tirant avec peine sur mon torse, réussit à déposer sa tête sur ses cuisses.
— Tu ne partiras pas, Gregor. Nous ferons tout pour que tu restes encore avec nous.
Je sentais à nouveau cette réalité se décaler. Comme dans la ville non-consciente d’Alexeï, ses traits se dédoublaient, se croisaient à nouveaux, s’effilochaient. Le visage de Cyrill n’était plus que ce vague aplat atténué par les ténèbres, inexpressif. Dans un ultime effort, je le fixais, sans être sûr de son retour.
— Il m’a tué, Cyrill . Alexeï m’a tué. Alors, par pitié pour un frère, bénis-moi, que tout soit terminé.
Il trifouilla dans une de ses poches, en sorti une seringue tremblotante, incertaine.
— Tout commencera après ça. Il faudra serrer les dents.

Il trouva la faille dans ma nuque, planta l’aiguille de cette énigmatique seringue. L’instant d’après, la douleur me tétanisait, m’arrachant à mon propre conscient, détricotant l’environnement pour de bon.

Parfois, un flash visuel me ramenait. Dans un kaléidoscope ou s’emmêlaient les sensations, je vis Cyrill penché, en pleurs, puis une paire de mains, robustes, qui m’agrippaient. S’enchainèrent des bruits sourds, stridents, la poussière, la pluie, la lumière d’un sas, d’autres mains, d’autres sifflements. On me déposa, sur une table probablement. Quelque part ailleurs, loin de la boue, on me récupérait. Le temps se figeait dans ses moments fractionnés, intenses. Mais quelque part, d’une façon certaine, je savais qu’on ne m’avait pas abandonné. Et dans par son doute habituel, Cyrill m’avait sans doute sauvé. Non pas de la mort pure et simple, mais d’une fin bien plus terrible qui ne trouvait ni sens, ni mots.

Commentaires

Pronche

19/12/12 à 17:25:27

Que dire...vraiment pas mauvais. La longueur du chapitre est juste ce qu'il faut pour que ça ne fasse pas trop "lourd". Un peu de moins de fautes d'inattention et c'est toujours aussi agréable à lire.
Dans l'ensemble, un très bon chapitre. Suite !

Pseudo supprimé

24/08/10 à 13:09:25

L'Esprit De La Machine :bave:

Vous devez être connecté pour poster un commentaire